Le Téméraire, victime du progrès implacable

 

Elle est la plus belle œuvre de tout le Royaume-Uni ! Reconnue à ce titre depuis un concours organisé en 2005 par la BBC, 'Le Dernier Voyage du Téméraire' est une peinture à l'huile sur toile, réalisée en 1839 par le peintre britannique Joseph Mallord William Turner, et que l'on peut admirer à la National Gallery de Londres.

 

 

 

Cette toile dépeint un événement historique réel, survenu un an plus tôt, le 5 septembre 1838. Le navire de guerre Fighting Temeraire remonte la Tamise, remorqué par un bateau à moteur, pour être démantelé et détruit (d'où le titre complet de l’œuvre 'Le Téméraire remorqué à son dernier mouillage pour y être détruit').

 

Dans cette œuvre le contraste entre les deux navires est frappant. Alors que le grand Téméraire affiche toute la grâce des navires à voile, évoquant puissance et majesté, le remorqueur à moteur (qui lui n'a pas de nom) est petit et laid, crachant sa fumée par une grande cheminée. Les couleurs, bien que réalistes, portent également une symbolique évidente : le blanc Téméraire est évocateur du bien et de la pureté, tandis que le remorqueur noirci par sa suie apparaît au spectateur vil et rattaché au mal. Face aux vives couleurs du reste de la toile, le bateau à moteur noir semble d'ailleurs littéralement faire tâche.

 

La douce et pâle blancheur du Téméraire lui confère un aspect presque fantomatique, renforçant le message du coucher de soleil aux couleurs chatoyantes. Il s'agit là de la fin d'une époque, le soleil se couchant sur le règne des navires à voile, laissant place à la nouvelle marine à vapeur. C'est bien là le cœur de l’œuvre : l'absence de cohabitation entre l'ancien et la modernité, la toute nouvelle technologie de bateau à moteur remplaçant ici le vieux et dépassé bâtiment à voile, ce qui implique la destruction pure et simple de ce dernier. Un sentiment de perte émane de la toile. Sentiment renforcé par l'apparence respective des deux navires, qui favorise immédiatement l'identification ou tout au moins une certaine forme d'empathie pour le vieux et beau navire de guerre, conduit à la casse par une petite chose noire et laide. A l'image positive du progrès déjà majoritairement véhiculée à cette époque, cette toile oppose ici une représentation plus sombre.

 

 

 

Le manque de considération du patrimoine scientifique et technique, dans ce démantèlement du Téméraire, est criant. Le Téméraire était un magnifique exemple du savoir-faire technique de son époque (il fut mis en chantier en 1793), en particulier pour la construction des trois-ponts. Ce type de vaisseau de guerre, qui tire son nom du fait qu'il emportait trois batteries de canons répartis sur trois ponts couverts, était plus décoré mais surtout plus puissant et mieux armé que les autres navires de son temps. Les trois-ponts étaient ainsi de prestigieuses illustrations des savoirs et techniques en matière de construction navale, et à ce titre le Téméraire aurait pu mériter une conservation.

 

Mais après tout, pourquoi attacher tant d'importance au sort du Téméraire ? Ce n'était pas le seul trois-ponts de son époque. Si son démantèlement est aussi regrettable du point de vue de la sauvegarde du patrimoine, et s'il a surtout suscité tant de colère chez les Anglais, c'est qu'il n'était pas seulement un bijou technique de son temps. Le Téméraire a en effet joué un rôle capital dans la victoire des Anglais face aux troupes napoléoniennes françaises lors de la bataille de Trafalgar, en 1805. Le Téméraire est ainsi perçu comme un symbole de la suprématie britannique sur les mers, et de la victoire de leur marine sur les Français, alors ennemis de longue date et dont l'animosité historique continue d'alimenter la culture populaire.

 

 

 

L'annonce de son démantèlement avait donc fait grand bruit, et Turner avait choisi de s'emparer de ce sujet. Ses contemporains n'ont pu qu'apprécier ce superbe hommage à leur vaisseau de guerre, et peut-être percevoir l'aspect implacable du progrès, qui ne s’embarrasse pas des vestiges du passé.

 

A l'heure où les avancées technologiques s'accélèrent dans bien des domaines (systèmes de communications et de l'information, instruments de mesures, ...), 'Le Dernier Voyage du Téméraire' nous sert d'avertissement et nous rappelle qu'une technologie certes dépassée reste une trace précieuse des savoirs de son époque et fait partie intégrante de son histoire et de sa culture.

 

 

 

Aujourd'hui, la célèbre et « plus belle » toile ne manquera sûrement pas d'être contemplée par les six millions de visiteurs annuels de la National Gallery, qui pourraient y voir ce message d'avertissement sur le progrès implacable… Contrairement à James Bond qui, dans le dernier volet de ses aventures cinématographiques Skyfall, affirme (en version française) n'y voir « qu'un bateau et un autre bateau ». Preuve qu'être amateur d'Art, et sensible à la préservation du patrimoine historique et culturel des sciences et techniques, ne fait pas partie des pré-requis pour devenir l'agent 007.

 

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