Les usages sociaux de la culture scientifique, par Benoît Godin

 

Les usages sociaux de la culture scientifique. Voici un ouvrage que j'ai choisi d'étudier parce que cette notion de culture scientifique est au cœur des relations entre science et société, et qu'au cours de mon cursus scientifique il n'avait hélas jamais été question de culture scientifique. C'est cette notion que l'auteur discute et définit au fil des pages, afin de nous en donner une meilleure compréhension.

Un mot sur l'auteur, justement : Benoît Godin est sociologue des sciences et chercheur à l'Institut National de la Recherche Scientifique, une université scientifique québecoise.

Les modèles de relations science/culture

Entrons tout de suite dans le vif du sujet, avec trois modèles possibles de relations entre science et culture.

Dans un premier modèle (le moins intéressant de tous sur lequel on ne s'attardera pas), la culture est une sphère opposée à celle de la science. Les deux n'ont rien en commun, rien à partager ou échanger, elles sont hermétiquement séparées. Ce modèle « d'opposition » est donc très pauvre et ne présente pas grand intérêt.

Dans un deuxième modèle, la culture n'est plus opposée à la science, mais s'en distingue néanmoins. Pour ce modèle de « distinction », il s'agit alors de diffuser les connaissances produites par les scientifiques au sein du reste de la société, afin d'en augmenter la culture. Ce modèle hérite de la vision linéaire des relations entre science et société, le modèle du démarquement, où le seul échange entre les deux entités consiste en la diffusion d'un savoir pur produit par les scientifiques, qui mérite d'être partagé avec le plus grand nombre. Cette vision assigne un statut inférieur à la culture scientifique qu'à la science : la culture scientifique dérive de la science (il faut d'abord produire des savoirs scientifiques -la science- avant de les partager avec le reste de la société -la culture scientifique). La culture scientifique est ainsi présumée reposer sur la science et en dépendre.

Enfin dans un troisième modèle, la science est cette fois incluse dans la culture. C'est sur ce modèle que l'auteur propose sa définition de la culture scientifique, l'un des éléments essentiels étant la prise en compte à la fois de la dimension individuelle mais aussi collective.

Une culture "encyclopédique"

Reprenons d'abord le modèle de distinction, dans lequel les connaissances produites par les scientifiques sont diffusées au sein du reste de la société, afin d'accroître sa culture scientifique.
Avec cette vision, la culture scientifique apparaît comme un ensemble de connaissances qu'il est souhaitable de maîtriser. On la qualifie ainsi de culture encyclopédique. Cette définition essentiellement « culturelle » valorise les connaissances pour elles-mêmes, autrement dit pour la seule culture de l'esprit. On pourrait dire qu'il s'agit d'un des volets de la « culture générale » que tout le monde devrait avoir : au même titre qu'on attendrait de quelqu'un qu'il sache citer les œuvres majeures de Beethoven et les toiles maîtresses de Van Gogh, ou connaître les capitales du monde, il faudrait également connaître les travaux principaux de Poincaré ou Feynman, et connaître un certains nombre de faits scientifiques.

Par ailleurs, il s'agit des connaissances que chaque individu devrait avoir. On soumet ainsi tous les individus à un modèle unique : on s'attend à ce que tous aient la même culture et maîtrisent les mêmes connaissances.

 

Pourtant, la culture est constitutive d'une société, elle est un phénomène social et collectif. Puisqu'elle est un phénomène collectif, ce ne sont pas seulement les connaissances des individus qui caractérisent la culture scientifique, mais aussi la traduction de la science dans des institutions sociales. Et à cause de cela, il convient aussi de distinguer la culture scientifique des individus selon leurs rôles et fonctions sociales.

 

Pour résumer, on a déjà deux éléments qui rendent incomplète la définition de culture scientifique avec ce sens de culture encyclopédique. D'une part, il n'y a pas de distinction de cette culture en fonction des individus, selon leur fonction sociale. D'autre part, la dimension collective n'est pas prise en compte.

Vers une définition plus complète de la culture scientifique

Les lacunes de cette définition, qui est généralement la définition spontanée, conduisent l'auteur à définir la culture scientifique de la manière suivante :

la culture scientifique, c'est l'appropriation de la science par une société et l'expression de celle-ci (dans des comportements individuels et des institutions).

Cette définition est évidemment en accord avec le troisième modèle, dans lequel la science est incluse dans la culture.

Les mots clés de cette définition sont : individuel, collectif, appropriation… et bien évidemment science !

 

La science

L'auteur prend justement la peine de poser aussi la définition de ce qu'il appelle ici science (ce qui est non seulement appréciable mais surtout utile pour la suite).

La science est un ensemble de méthodes conceptuelles et expérimentales rendant possible l'investigation d'objets du monde naturel ou social. La science se définit donc comme des méthodes d'investigations, et on note au passage que les objets d'études peuvent être du monde naturel ou social. Autrement dit, la science ici ne compte pas seulement les sciences naturelles ou dures (mathématiques, physique, biologie), mais aussi les sciences humaines et sociales.

Quant à la technologie, elle se définit comme un ensemble d'outils et de machines, ainsi que des connaissances sur leur mode de fonctionnement et d'utilisation.

 

La dimension individuelle

Maintenant que la notion de science est définie, la question qui se pose est : comment une société s'approprie-t-elle la science ?

Commençons par la dimension individuelle. Pour s'approprier la science et la technologie, une société doit tout d'abord disposer de spécialistes dans divers domaines scientifiques et technologiques. C'est-à-dire des individus qui, en s'appropriant la science en tant que méthodes d'investigations, deviennent capable de produire des connaissances nouvelles. Il s'agit donc de scientifiques et d'ingénieurs qui font de la recherche.

Cela peut paraître étonnant de voir apparaître scientifique et ingénieur dans le cadre d'une réflexion sur la culture scientifique. On a plutôt l'habitude d'associer cette culture scientifique aux activités de diffusion et de promotion de la science dans la population générale, en dehors des cercles de spécialistes. Pour bien le comprendre, il faut revenir à la définition qu'on a donné de la culture scientifique : une société aurait bien du mal à s'approprier la science sans se doter de scientifiques.

 

Comme cela a déjà été discuté, il faut distinguer la culture scientifique des individus les uns par rapport aux autres. Cette distinction est nécessaire selon l'auteur car la science interpelle chacun de nous différemment selon nos fonctions sociales.

Quelques exemples de la culture scientifique pour différentes fonctions sociales seront plus parlants. Pour un un chef d'entreprise, la culture scientifique peut signifier la capacité à investir dans la recherche et déployer de nouvelles technologies ; pour un enseignant, à transmettre correctement aux étudiants les expertises nécessaires, etc.

 

Pour être capable d'agir dans pareilles situations sociales, chaque individu passe d'abord par une phase d'apprentissage. Elle démarre en famille, à l'école, à l'université, et se poursuit au travail ; sans oublier les voies moins formelles d'apprentissage telles que les lectures et les loisirs. Ce processus d'apprentissage permet d'acquérir des connaissances et habiletés, mais aussi d'élaborer ses propres valeurs et attitudes envers la science (c'est à dire les opinions, perceptions et représentations de la science, ainsi que l'intérêt qu'on lui porte). Cet ensemble de connaissances, savoir-faire et attitudes, définira ensuite dans une fonction donnée, sa propre culture scientifique.

 

La dimension collective

Maintenant que la dimension individuelle a été abordée, passons à la dimension collective. Il serait faux de décrire la culture scientifique d'une société par la somme de la culture de ses individus : la dimension collective est essentielle. Ce qu'on entend par là, c'est que tout au long de son histoire, une société en tant que collectivité fait aussi un apprentissage avec la science : elle apprend à mieux la gérer, à anticiper des dérives possibles, à contrôler certains effets, à accepter une technologie autrefois controversée ou à l'inverse, à rejeter des technologies autrefois acceptées. Au fil de cette histoire, les individus constituant cette société se rassemblent en groupe et s'organisent autour d'objectifs bien définis au sein « d'institutions » (au sens large ici de formes ou structures sociales).

Ces institutions sont par exemples les universités et laboratoires gouvernementaux de recherche, les entreprises de haute technologie, les organismes qui subventionnent la recherche, les organismes de réglementation et de normalisation. Ce sont aussi les clubs de loisirs scientifiques, les musées et bibliothèques, les organismes de diffusion et de promotion de la science.

 

Chacune de ces institutions, en exécutant sa mission de régulation ou de coordination, d'éducation ou de communication, contribue à l'appropriation sociale de la science. La somme des activités qui y sont exercées constitue la partie proprement collective de la culture scientifique : la présence ou l'absence de telles institutions témoigne d'une plus ou moins grande appropriation collective de la science. Autrement dit, d'un degré plus ou moins élevé de culture scientifique.

 

Là encore, il peut être étonnant de citer les laboratoires de recherche ou organismes de réglementation dans une définition de la culture scientifique. Mais comme la science a été définie comme un ensemble de méthodes d'investigation, parler d'institutions de recherche dans ce contexte, c'est déjà identifier une forme particulière (ou un niveau donné) d'appropriation sociale de la science.

 
Les méthodes d'appropriation

Enfin, terminons avec les méthodes d'appropriation.

Les modes d'apprentissage permettent aux individus de développer leur propre connaissances des sciences, habiletés, représentations et attitudes. Il s'agit de la dimension purement individuelle.

Les modes d'organisation sociale : cette organisation passe par les institutions dont la mission est rattachée à des activités scientifiques. Ici, on est dans la dimension collective et sociale.

Les modes d'implication sociale : à la jonction entre les deux sphères (individuelle et sociale), il s'agit de mettre à profit les attributs des individus au sein des institutions sociales.

Ce qu'il faut retenir

Pour conclure, cet ouvrage offre une réflexion sur cette notion, souvent floue, de culture scientifique. La définition que l'auteur en donne finalement est pluridimensionnelle, et tient compte à la fois des aspects individuels et collectifs. On est ainsi passé d'une conception spontanée de la culture scientifique, dite encyclopédique, qui est celle d'un ensemble de connaissances que devrait posséder tout individu, à une définition bien plus riche, qui est celle de l'appropriation de la science par une société et de l'expression de celle-ci, dans les comportements individuels et les institutions.

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